VIDAL : Les applications mobiles et les objets connectés santé se multiplient aujourd'hui. Comment s'y retrouver ?
Jacques Lucas : sur la santé mobile, les applications et les objets connectés, un marché se développe : il se crée tous les jours une start-up qui a eu une idée extraordinaire. Il va probablement y avoir un effet bulle et le temps, qui se raccourcit d'ailleurs, distinguera rapidement ce qui est un simple gadget de ce qui peut être un outil utile. Je dis que c'est le temps qui fera le tri, car là encore, comme je le disais, ce n'est pas aux clercs de décider si c'est bien ou si c'est mal. C'est l'usager qui va décider.
Cela nécessite, quand même, une régulation, à mon sens et à celui de l'Ordre. Il y a une régulation à apporter. Je constate d'ailleurs que la plupart des organismes régulateurs, dont la CNIL, pensent qu'il faut une évaluation de ces applications mobiles santé ou objets connectés. Je ne veux par contre pas prononcer les termes d'homologation et de certification, car cela renvoie à des aspects extrêmement précis qui peuvent être très lourds à mettre en oeuvre et qui ne sont pas suffisamment agiles. Donc je préfère parler d'une évaluation, qui doit reposer sur des personnes qualifiées pour qu'elle soit neutre et sans lien d'intérêt avec les fournisseurs de ces applications et objets.
VIDAL : Comment protéger les flux de datas santé personnelles générées par ces applications et objets connectés ?
Jacques Lucas : Où vont les données lorsqu'elles sont collectées à partir des applications et des objets ? Comment sont-elles protégées ? Comment sont-elles marchandisées, monétisées ? Le modèle économique repose essentiellement, aujourd'hui, sur la vente de données. Il faut donc que la personne utilisatrice ne puisse pas être identifiée. Autre nécessité : il ne faudrait pas qu'une population puisse être examinée, scrutée sans le savoir. Je vais prendre un exemple un peu trivial, mais imaginons qu'il y ait une société d'assurance, par exemple, qui va donner à ses adhérents un objet connecté et qui va pouvoir analyser finalement un de leurs comportements qu'elle assure. Le risque est de voir cette assurance dire "là, ces personnes ne font pas suffisamment de pas dans la journée, donc il y a un risque aggravé" sur le comportement assuré.
Il ne faut pas dresser un tableau noir, mais ce type de risque existe et donc il faut en parler. A partir du moment où ce type de risque est identifié : soit il paraît acceptable par l'utilisateur, car il peut considérer que ce risque n'est pas si grave ou relatif (lorsque nous traversons la rue, nous pouvons aussi nous faire renverser par une voiture… même en traversant dans les clous). Soit ce risque est refusé ou inacceptable, auquel cas il faut réguler le marché en fonction de ce risque, comme on régule l'accès au dossier médical personnel. Ce sont d'ailleurs souvent les mêmes qui ne veulent pas du dossier médical personnel, y compris les médecins mais qui vont être des fanatiques d'un bracelet connecté ou je ne sais quel objet. Il y a un certain nombre d'incohérences.
VIDAL : Faut-il tout de même envisager une réglementation nationale ?
Jacques Lucas : La France, évidemment, peut avoir une réglementation nationale. Elle peut même faire une loi. Néanmoins, on voit que le marché n'est pas limité aux frontières de la France… D'autant que cela peut apporter des solutions particulières, dans des territoires isolés ou en difficulté… Cela peut aussi contribuer, très positivement, à l'amélioration de la prise en charge de la personne, pour elle-même, ce qui est à proprement parler le "quantified self" [NDLR : pratique de la "mesure de soi", en recueillant, via des applications mobiles et objets connectés, des données relatives à son corps, son activité, sa santé]. Mais ces outils d'auto-évaluation et suivi peuvent aussi apporter des informations utiles au médecin, s'il prescrit ou recommande une application.
Par ailleurs, la Commission Européenne s'est intéressée à ce débat sur la santé connectée. Nous avons contribué à la production de la Commission Européenne et nous allons publier, début 2015, un Livre blanc. L'objectif de ce travail, détaillant ce que pense l'Ordre sur ce sujet, sera de servir à la société en général, et aux médecins en particulier. Donc je dirais, pour conclure, que l'Ordre est vigilant. Alors je ne vais pas dire aux médecins "rassurez-vous, l'Ordre veille". Ce n'est pas du tout le sens de mon propos. Mais l'Ordre est actif dans ce domaine, comme il est actif dans d'autres domaines.
Propos recueillis le 18 juillet 2014 au siège du Conseil national de l'Ordre des médecins (Paris).
En savoir plus :
Santé mobile : Réponse du Cnom à la Commission européenne, conseil-national.medecin.fr, juillet 2014
Contribution du Conseil National de l'Ordre des Médecins à la consultation publique de la Commission européenne sur le Livre vert sur la santé mobile (fichier PDF), Dr Jacques Lucas, 1er juillet 2014
Quantified self : la CNIL publie le résultat de ses travaux, esante.gouv.fr, juin 2014
Sur VIDAL.fr :
Les Trophées de la Santé Mobile ont récompensé 19 applications, professionnelles et grand public (janvier 2014)
Enquête : l'autoévaluation des patients vue favorablement par une majorité de professionnels de santé (décembre 2013)
Sources
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