#Santé publique

Lutte contre l’antibiorésistance : quels sont les moyens mis en œuvre dans le monde agricole ? Interview du Dr Christophe Hugnet, vétérinaire

La lutte contre le mésusage des antibiotiques et les résistances bactériennes ne concerne pas uniquement l’amélioration des pratiques en médecine de ville et à l’hôpital. Depuis plusieurs années, une prise de conscience s’est effectuée également chez les vétérinaires.
 
Cette prise de conscience est encore méconnue du grand public et du corps médical, alors qu’elle a pourtant entraîné une suppression ou une profonde modification des pratiques en France.
 
Afin d’en savoir plus sur les mesures programmées, mises en œuvre et leurs résultats, nous avons donc interrogé le Dr Christophe Hugnet, vétérinaire et Président de l'Association pour une utilisation raisonnée des anti-infectieux.
11 juin 2015 Image d'une montre8 minutes icon 5 commentaires
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Vétérinaire s’occupant d’un élevage de cochons (illustration).

Vétérinaire s’occupant d’un élevage de cochons (illustration).

 
VIDAL : Quel est le volume annuel d'antibiotiques dispensés aux animaux d'élevage en France ?
Christophe Hugnet : En 2013, le volume total des ventes d'antibiotiques pour les animaux s'est élevé à 699 tonnes, et non 900 tonnes comme nous l'entendons encore souvent. Ce tonnage est le plus faible enregistré depuis le début du suivi, en 1999 (baisse de 46,7 % depuis 1999).
 
VIDAL : Quels sont les antibiotiques les plus utilisés aujourd'hui par les vétérinaires ?
Christophe Hugnet : Les antibiotiques que nous utilisons le plus sont les tétracyclines, pour les infections respiratoires des élevages industriels, "concentrationnaires" (avec forte densité d'animaux) de porcs et volailles. Ensuite ce sont les pénicillines "de base", essentiellement pour les animaux en élevages concentrationnaires et, éventuellement, les ovins. La troisième famille d'antibiotiques utilisée est celle des sulfamides.
 
Ces 3 familles d'antibiotiques représentent environ 70 - 75 % des utilisations, selon les espèces.
Ces antibiotiques étant très anciens, les doses ne sont pas forcément adaptées aux pathologies actuelles. Mais une réévaluation des protocoles, une "réforme des doses" est en cours : l'ANMV (Agence nationale du médicament vétérinaire), qui dépend de l'ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail), a constitué des groupes de travail pour pouvoir proposer aux titulaires d'AMM (Autorisation de mise sur le marché) une méthode de réévaluation des doses à administrer en fonction des animaux et pathologies.
 
VIDAL : Quels sont les moyens mis en place dans le monde vétérinaire pour lutter contre les résistances aux antibiotiques ?
Christophe Hugnet : Afin de lutter contre les résistances, déjà nous ne traitons pas les animaux de ferme, ni les animaux de compagnie, avec certaines familles d'antibiotiques, comme les carbapénèmes. De même, nous évitons au maximum d'utiliser les familles qui inquiètent actuellement, comme les C3G (céphalosporines de 3ème génération), les C4G et les fluoroquinolones. Ces familles représentent seulement 1,5 à 2 % du volume total d'antibiotiques utilisés en médecine vétérinaire, et toutes les mesures réglementaires mises en place actuellement visent à ce que ce taux d'utilisation n'augmente pas, voire diminue.
 
Les autorités s'apprêtent d'ailleurs à mettre en place des mesures contraignantes sur des antibiotiques qualifiés de "critiques", les C3G, les C4G, les fluoroquinolones et la colistine : ces antibiotiques ne pourront plus être utilisés sans prélèvements et examens complémentaires (antibiogramme notamment) justifiant le recours à ces familles. Ces prescriptions ne pourront pas être renouvelées sans nouveaux prélèvements et examens. Une obligation de réévaluation clinique est également prévue, au bout de 3 à 5 jours. Le non respect de ces contraintes sera sanctionnable.
 
VIDAL : Quels sont les objectifs collectifs imposés à la profession pour lutter contre l'antibiorésistance ?
Christophe Hugnet : Il y en a deux : le premier consiste en une baisse de 25 % de la consommation globale d'antibiotiques dans le monde vétérinaire sur 5 ans (Plan EcoAntibio 2012 – 2017). Le deuxième objectif, fixé en 2014, consiste à baisser l'utilisation des antibiotiques critiques de 25 % en 3 ans.
 
Nous avons déjà atteint ces objectifs dans certaines filières, comme l'ont montré le rapport annuel de suivi des ventes d'antibiotiques vétérinaires en France en 2013 et le bilan 2013 du réseau d'épidémiosurveillance de l'antibiorésistance des bactéries pathogènes animales (Résapath). Nous allons dépasser ces objectifs d'ici 2017, ce qui est plutôt rassurant.
 
VIDAL : Pourquoi cela a-t-il marché ?
Christophe Hugnet : D'abord parce il y a eu une prise de conscience. Ensuite, les filières d'élevage ont elles-mêmes remis en question un certain nombre de leurs pratiques, nutritionnelles en particulier, et environnementales (bâtiment, aération, etc.), afin de diminuer les risques de propagation des infections (même s'il reste beaucoup à faire, ces adaptations ont un coût important pour les éleveurs). Des filières ont également, et surtout, modifié certaines pratiques à risque, comme la fin de la systématisation d'administration d'antibiotiques lors d'interventions chirurgicales programmées (caudectomie par exemple en élevage porcin).
 
VIDAL : L'antibiothérapie systématique, auparavant largement pratiquée dans le monde vétérinaire est-elle toujours en vigueur ?
Christophe Hugnet : Non, les filières d'éleveurs ont arrêté la systématisation de l'antibiothérapie jusqu'ici pratiquée, par exemple, à l'entrée en bâtiment lorsque des animaux d'horizons différents sont mélangés, ou lors du sevrage des porcs, période à risque de diarrhées. De même pour les vaches, lorsque le lait se tarissait ("période sèche"), des antibiotiques rémanents étaient systématiquement injectés dans la mamelle pour prévenir l'apparition de mammites au vélage (période de reprise de l'activité mammaire). 
 
VIDAL : Comment cette antibiothérapie préventive a-t-elle été remplacée ?
Christophe Hugnet : Ces filières ont remplacé cette systématisation de l'antibiothérapie préventive par une antibiothérapie plus sélective, basée sur des critères d'alerte, ce qui permet de respecter la réglementation : suite au rapport de l'Anses ("Évaluation des risques d'émergence d'antibiorésistances liées aux modes d'utilisation des antibiotiques dans le domaine de la santé animale", 2014) et à plusieurs avis de l'EMA, l'antibiothérapie préventive est désormais en voie d'être interdite en France et au niveau européen. Par exemple, des antibiotiques peuvent être administrés aux vaches souffrant de mammites chroniques, avec des staphylocoques "enkystés", au moment de leur période sèche. Mais pour les autres vaches, au tarissement du lait, un système obturateur est mis en place au niveau des trayons pour éviter une contamination ascendante (barrière purement mécanique).
 
Il est cependant encore possible de pratiquer une antibiothérapie dite métaphylactique : lorsque des animaux sont infectés et que la bactérie a été identifiée, les autres animaux qui vivent en contact étroit avec ces malades peuvent également être traités avec un antibiotique adapté.
 
VIDAL : Utilisez-vous d'autres moyens pour éviter un recours à une antibiothérapie non justifiée ?
Christophe Hugnet : Nous disposons de nombreux tests à faire au chevet de l'animal pour distinguer les infections bactériennes des infections virales, en particulier pour des tableaux cliniques proches des angines et grippes de l'homme. L'usage de ces kits, de ces tests est désormais systématisé dans les élevages concentrationnaires. En médecine vétérinaire individuelle (animaux de compagnie, chevaux), leur usage se développe également très vite, quasiment tous les vétérinaires ont des tests à leur cabinet pour faire des diagnostics rapides.
 
Les durées recommandées des antibiothérapies sont aussi en cours de réévaluation par de nombreux pays, dont la France, afin de réduire l'exposition.
 
Ce que les médecins ne réalisent pas forcément non plus, c'est que dans un certain nombre de maladies zoonotiques, nous ne traitons pas les animaux, mais nous les abattons : la brucellose des bovins ou des moutons n'est jamais traitée, et l'abattage est obligatoire en cas de tuberculose. Il n'y a donc pas de résistance aux antibiotiques de la tuberculose induite par le monde vétérinaire.
 
Par ailleurs, l'antibiothérapie est à la charge de l'éleveur. Donc si l'animal infecté ne répond pas à un premier, éventuellement un deuxième antibiotique, il sera détruit, incinéré (équarrissage), sans traitement itératif. De même lorsqu'il s'agit d'animaux de compagnie, nous ne faisons pas de multiples traitements antibiotiques, nous ne nous "acharnons" pas, nous envisageons l'euthanasie du chien, du chat en accord avec le propriétaire... D'autant que c'est ce dernier qui paie à chaque fois, sans être remboursé. Autre différence avec l'homme : il y a beaucoup moins d'infections nosocomiales (peu de transmissions inter-espèces et homme-animal).
 
VIDAL : Les antibiotiques sont-ils encore utilisés comme facteurs de croissance ?
Christophe Hugnet : Effectivement, les médecins estiment fréquemment que les antibiotiques sont encore utilisés comme facteurs de croissance. C'est vrai, mais pas en Europe, où c'est interdit depuis une dizaine d'années. Aux Etats-Unis et au Canada cela existe toujours et c'est toujours légal, même si un moratoire est en cours de discussion. En Asie et en Amérique du Sud, cela existe aussi, en particulier pour le poulet industriel destiné à l'exportation. La production de ce poulet a été délocalisée en Afrique et en Amérique du Sud pour des raisons de coûts, d'environnement et de moindres contraintes..
 
VIDAL : D'où viennent alors les problèmes de résistance liés à l'élevage ?
Christophe Hugnet : Ces problèmes viennent plutôt des animaux provenant d'élevages étrangers, où l'antibiothérapie systématique est encore largement pratiquée.
 
VIDAL : Les éleveurs français utilisent-ils encore des antibiotiques pour faire grossir leurs animaux ?
Christophe Hugnet : Non, l'utilisation d'antibiotiques à petites doses, à doses filées mélangées à l'alimentation, pour faire grossir les animaux est interdite depuis plus de 10 ans. Aujourd'hui, ce ne sont plus les éleveurs qui fabriquent les aliments. Ils ont désormais recours à des usines d'aliments. Il en existe de deux types : les usines d'aliments "blancs", sans médicaments, et les usines d'aliments médicamenteux. Ces dernières ne peuvent fabriquer de tels aliments que sur prescription, et il ne leur est pas permis d'avoir de stock.
 
Afin de vérifier le respect de cette réglementation, un double contrôle a été mis en place, d'un côté par un pharmacien ou un vétérinaire indépendant de l'usine, au moment de la prescription, et de l'autre par l'administration (contrôles inopinés, ce qui fait courir de gros risques en cas de non respect). Cette réglementation est européenne et est globalement respectée. Il ne peut donc plus y avoir d'aliments contaminés, volontairement ou involontairement, par des médicaments, même si nous avons encore quelques doutes sur certains pays de l'Est. 
 
VIDAL : Quelles sont les autres modifications effectuées sur l'alimentation des animaux d'élevage ?
Christophe Hugnet : Les probiotiques, ainsi que les prébiotiques, sont largement utilisés. Les matières premières ont également été optimisées : l'arrêt des protéines animales a posé des problèmes de digestibilité, en particulier chez les porcs. Des protéines animales ont donc été réintroduites, mais  en respectant des barrières d'espèces beaucoup plus importantes qu'une simple barrière entre mammifères. Les transitions alimentaires se font aussi moins brutalement, la "zootechnie" s'est nettement améliorée.
 
VIDAL : Comment faire perdurer ces meilleures pratiques en cas de signature du TAFTA (traité de libre-échange transatlantique) ?
Christophe Hugnet : Le TAFTA pose pas mal de problèmes, car les règles imposées en Europe sur un certain nombre de substances (facteurs et hormones de croissance, autres hormones, etc.) ne sont pas valables aux Etats-Unis et au Canada, alors que le TAFTA prévoit une circulation complètement libre des denrées alimentaires issues des animaux abattus. C'est d'ailleurs un des points de blocage de ce Traité. Pour les antibiotiques, en raison de l'alerte mondiale sur l'antibiorésistance, les Etats-Unis et le Canada devraient cependant s'aligner sur la réglementation européenne, avec en particulier un arrêt de l'utilisation des antibiotiques comme facteurs de croissance.
 
En savoir plus :
Antibiotiques à usage vétérinaire : une diminution des usages et des résistances aux antibiotiques se confirme, mais des efforts sont à poursuivre, ANSES, 4 novembre 2014
Évaluation des risques d'émergence d'antibiorésistances liées aux modes d'utilisation des antibiotiques dans le domaine de la santé animale, ANSES, 2014
Suivi des ventes d'antibiotiques vétérinaires, ANSES, dernière mise à jour en janvier 2015
Plan national de réduction des risques d'antibiorésistance en médecine vétérinaire (Plan EcoAntibio 2012-2017), agriculture.gouv.fr, mise à jour en novembre 2014
Site de l'ANSES et sa sous-section présentant l'ANMV           
Site de l'Ordre National des Vétérinaires
Site de l'Association pour une utilisation raisonnée des anti-infectieux
Sources
    Interview par VIDAL

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docpneumo Il y a 8 ans 0 commentaire associé
C'est marrant cet article, parce que je parlais justement ailleurs il y a peu de la résistance aux antibiotiques. Je concluais que nos pratiques n'avaient rien à voir avec la résistance aux antibiotiques mais que la cause était agro-industrielle avec l'utilisation massive des antibios chez les animaux que nous consommons... Faut que je retrouve mon post. En effet, Etant pneumologue, je traite par antibios tous les gamins que les pédiatres ne traitent pas (ou mal, avec de la ventoline ou du flixotide, très efficace comme on le sait sur l'hémophilus et le pneumocoque) et un traitement bien conduit, avec un antibio efficace, suffisamment longtemps n'entraine pas de résistances.
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