#Santé

Prise en charge de la douleur, en particulier chronique et rebelle : quelles évolutions ? Interview du Pr Alain Serrie (2ème partie)

La prise en charge de la douleur évolue en permanence en fonction des avancées de la connaissance sur ses mécanismes physio-pathologiques, la prise en compte de dimensions plus personnelles, plus culturelles, l’évolution de l’offre thérapeutique, médicamenteuse ou non, etc. 

Le Pr Alain Serrie*, chef du Service de Médecine de la douleur – Médecine palliative de l’hôpital Lariboisière (Paris), membre correspondant de l'Académie nationale de médecine, nous explique à quel point il est important de dépister les douleurs neuropathiques, dépistage rendu plus aisé par l’existence actuelle d’outils comme le Questionnaire DN4.

Le Pr Serrie fait également le point sur les dernières avancées de la connaissance sur les mécanismes de la douleur chronique, en particulier la fibromyalgie, et propose un changement d’approche "trans-étiologique" des douleurs chroniques à envisager à l’avenir. 

 
Dans la première partie de cette interview (cliquez ici), le Pr Serrie nous a expliqué comment il percevait l’impact de la modification récente de l’offre antalgique médicamenteuse en France et nous a détaillé plusieurs solutions ou innovations disponibles ou en voie de l’être.
08 juillet 2015 Image d'une montre8 minutes icon 8 commentaires
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La douleur de l’enfant a longtemps été insuffisamment prise en compte et traitée par les professionnels de santé (illustration).

La douleur de l’enfant a longtemps été insuffisamment prise en compte et traitée par les professionnels de santé (illustration).


VIDAL : Près de 20 ans après le Plan Kouchner, la douleur est-elle aujourd'hui mieux prise en compte par les médecins français ?
Alain Serrie : Je connais particulièrement bien le Plan Kouchner, puisque j'étais en charge de ce Plan de 1998 à 2001. Oui, il y a eu une amélioration de la prise en charge de la douleur et, effectivement, une meilleure prise de conscience. Je dirais que l'évaluation de la douleur est désormais devenue un paramètre comme un autre dans la pratique quotidienne, comme cela se fait pour le pouls, la température et la tension artérielle.

Par ailleurs, l'anticipation, l'évaluation et la prise en charge de la douleur sont maintenant quasiment systématiquement effectuées dans les actes diagnostiques et thérapeutiques.

La douleur n'est donc plus un effet collatéral, nous avons les moyens de très bien la prendre en charge, du moins lorsqu'elle est aiguë : la douleur symptôme, la douleur aiguë est facile à traiter.   Lorsqu'elle est chronique, c'est par contre souvent beaucoup plus compliqué.

VIDAL : Y-a-t-il encore des douleurs mal dépistées, mal prises en charge ?
Alain Serrie : Aujourd'hui, les douleurs du cancer sont mieux appréhendées. Quant aux douleurs de l'enfant, elles sont désormais presque partout analysées, identifiées, évaluées et prises en charge. Ce n'est malheureusement pas encore le cas pour les douleurs des personnes âgées, en neurologie (dépistage des douleurs chez les personnes atteintes d'une maladie de Parkinson par exemple)  et en santé mentale : chez le patient atteint d'une schizophrénie ou d'un autisme, nous en sommes encore au B.A. BA, au démarrage de la prise en compte de la douleur, il y a encore beaucoup de choses à faire…

VIDAL : Quelles sont les possibilités pour le médecin généraliste dans la prise en charge des douleurs chroniques rebelles ?
Alain Serrie : Le médecin libéral prend en charge la plupart des douleurs. Face à une douleur chronique rebelle par contre, il faut une prise en charge globale, ce qui demande beaucoup de temps : dans une structure spécialisée contre la douleur, une première consultation prend en général une heure, ce qui est difficile à mettre en œuvre pour un médecin libéral.

VIDAL : Quelles sont les douleurs chroniques les plus difficiles à prendre en charge aujourd'hui ?
Alain Serrie : La "douleur maladie" est plus compliquée et nécessite donc, le plus souvent, une prise en charge dans une structure pluridisciplinaire : il ne s'agit, par exemple, pas d'une migraine simple, mais d'un état de mal migraineux ; ce n'est pas la douleur du visage simple, c'est la névralgie faciale, l'algie vasculaire de la face ; ce n'est pas la lombalgie simple, ce sont les patients opérés du dos qui ont des douleurs qui ne sont pas forcément calmées après une intervention chirurgicale, etc. Ce sont des douleurs neuropathiques, centrales ou périphériques, qui nous mettent en échec dans de nombreux cas, puisque nous n'obtenons, sur ce type de douleurs, que 30 % de bons résultats seulement.

VIDAL : Pouvez-vous nous donner des exemples de douleurs neuropathiques fréquemment prises en charge en structures antidouleur ? 
Alain Serrie : Les douleurs neuropathiques compliquées à traiter sont un vaste fourre-tout : les douleurs neuropathiques périphériques sont, par exemple, des douleurs qui vont durer toute la vie après une chirurgie du genou, les douleurs du zona, du canal carpien, du diabète, les polyradiculoneuropathies en chaussettes, distales, après une chimiothérapie, etc. Les douleurs neuropathiques centrales peuvent être liées à une névralgie du trijumeau, une hernie discale, une névralgie cervico-brachiale, un accident vasculaire thalamique, une hémiplégie, paraplégie, etc.

VIDAL : Comment le médecin libéral peut-il dépister une douleur neuropathique ?
Alain Serrie : Le dépistage des douleurs neuropathiques n'est parfois pas évident du tout. Nous disposons par contre désormais, en plus des outils d'évaluation de l'intensité de la douleur, d'outils de dépistage et d'aide au diagnostic, comme par exemple le Questionnaire DN 4 :
 

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L'utilisation de ce questionnaire [NDLR : conçu par Bouhassira D, Attal N, Serrie A et coll., Pain 2005], peut aider le médecin à comprendre le mécanisme physiopathologique d'une douleur difficile à classer ou permettre, dans le cas d'une douleur complexe, à composante nociceptive et neuropathique, de dépister la composante neuropathique.

En pratique, ce questionnaire comporte 10 questions avec une partie "interrogatoire" et une partie "examen clinique", effectuée avec le doigt et un trombone : si la réponse est "oui " à au moins 4 des 10 questions, sa douleur est probablement d'origine neuropathique. Ce questionnaire peut aider beaucoup de médecins généralistes, il se fait en 2 minutes seulement.

VIDAL : Où en sommes-nous dans la prise en charge de ces douleurs neuropathiques ?
Alain Serrie : Pour toutes ces indications, du canal carpien à l'hémiplégie, nous allons, le plus souvent, donner un anti-épileptique et un antidépresseur… Et, comme je vous l'ai dit, nous ne sommes efficaces que dans 30 % des cas. Cela montre à quel point nous ne sommes pas très forts sur la compréhension des mécanismes et leur prise en charge.

Or le placebo, dans la prise en charge de la douleur, est aussi efficace à 30 %. Nous pourrions donc nous demander si nous n'aurions pas intérêt à donner du placebo plutôt que des substances qui ont des effets indésirables forts et risquent donc d'altérer la qualité de vie du patient.

VIDAL : Du côté des soignants, voire des chercheurs, comment évolue actuellement la conception de la douleur chronique ?
Alain Serrie : La douleur est influencée par des mécanismes extrêmement élaborés, situés au niveau du cerveau et influencés par les émotions, la culture ou encore l'éducation, la religion. Ces dernières n'influencent pas l'audition ni la vision, mais influent sur la perception et le vécu de la douleur. 

Par exemple, lorsque l'on dit à un patient devant une douleur aiguë "ne vous inquiétez pas, cela va passer", ce n'est pas forcément vrai… Nous sommes en train de réfléchir en ce moment sur les conséquences de la répétition de douleurs aiguës. Cette répétition aurait des répercussions sur les transmissions  nerveuses effectuées au niveau de la moelle épinière, ce qui abaisserait les seuils de perception de la douleur et qui pourrait, peut-être, être à l'origine de certaines pathologies douloureuses qui s'expriment au cours de la vie.

Nous savons maintenant que les chocs émotionnels dans la petite enfance, ou la répétition de 20, 30 gestes douloureux en néo-natalité, pourraient induire ce type de modifications (cf. par exemple Peters JWB et coll., Pain 2005). Nous pensions, jusque dans les années 90, que le système nerveux des nouveau-nés était immature et qu'ils ne ressentaient pas ces douleurs, "on pouvait y aller". A tel point que lorsque nous faisions des anesthésies à des nouveau-nés, nourrissons et petits enfants, nous ne mettions pas d'opiacés (normalement pour faire une anesthésie nous associons un barbiturique pour endormir, un curare pour que le chirurgien travaille et un opiacé contre la douleur). Aujourd'hui nous savons que c'était une absurdité totale et nous avons honte de ce que nous avons fait.

VIDAL : Quelles conséquences pourraient avoir ces douleurs de la petite enfance à l'âge adulte ?
Alain Serrie : Nous nous demandons si nous n'avons pas induit, chez ces enfants, des modifications de la perception de la douleur. Est-ce que cette sous-prise en charge des douleurs infantiles ne serait pas liée au développement, au cours de la vie de ces enfants devenus adultes, de tout ce que l'on appelle les "douleurs sans cause" ?  La coccygodynie (douleurs situées au niveau du coccyx), la glossodynie (douleurs au niveau de la langue), le côlon irritable, les céphalées chroniques quotidiennes, la fibromyalgie (douleurs diffuses, fatigue), etc.

VIDAL : L'apparition de la fibromyalgie, dont on parle effectivement beaucoup depuis quelques années seulement, pourrait donc être liée à des douleurs répétées et/ou mal traitées dans l'enfance ?
Alain Serrie : Il y a 15 ans, il n'y avait pas de fibromyalgies, et on se demande toujours pourquoi : est-ce parce que l'on ne savait pas la dépister, la diagnostiquer, ou est-ce qu'elle n'existait pas ? Auparavant, les personnes atteintes de ces symptômes atterrissaient chez le psychiatre, alors qu'aujourd'hui, nous savons qu'il s'agit d'une maladie en tant que telle : nous savons la diagnostiquer, même si nous ne savons pas encore très bien ce qu'il faut faire : aucun médicament n'a aujourd'hui d'indication spécifique dans la fibromyalgie.

Nous savons cependant déjà qu'il faut mettre en œuvre un traitement pas trop agressif, plutôt conservateur, ces patients étant souvent kinésiophobes (peur ou appréhension du mouvement). Sur le plan antalgique, nous savons ce qu'il ne faut pas faire (ne pas prescrire d'anti-inflammatoires, de corticoïdes ou d'opiacés), mais nous n'en sommes encore qu'au début de la compréhension des mécanismes en œuvre dans cette maladie.

A l'inverse, la spasmophilie a quasiment disparu, sans que l'on ne sache non plus précisément pourquoi.

VIDAL : Comment voyez-vous l'évolution de l'approche diagnostique et thérapeutique de la douleur dans les années à venir ?
Alain Serrie : Il faut développer une nouvelle idée de l'Art de la médecine : ne pas raisonner en pathologies, mais en "trans-étiologies" (au-delà des causes). Il faut raisonner en fonction de ce que le patient nous décrit. Nous avons réussi à identifier 5"clusters", 5 profils de patients différents dans les douleurs neuropathiques (Freeman R et coll., PAIN 2014) : par exemple celui qui a un fond douloureux à type de brûlures, ou un autre qui a une gêne permanente avec des décharges électriques. On retrouve pour ces profils des étiologies (causes) extrêmement différentes les unes des autres. Il ne faut donc plus raisonner en pathologies mais en trans-étiologique : ne pas dire "vous avez une neuropathie post-zostérienne, je vais vous donner ça" mais "vous avez un profil de douleurs neuropathiques à type de brûlures avec des fourmillements, je vais vous donner tel produit". Il faut reprendre les fondamentaux, c'est l'interrogatoire et l'examen clinique.

Il ne faut pas non plus négliger les douleurs post-chirurgicales persistant, par exemple, 3 mois après une intervention au niveau du genou, en l'absence de descellement et d'autres complications. Le chirurgien ne doit pas renvoyer le patient au médecin traitant en lui disant que de son côté, "tout va bien", alors qu'il a peut-être une douleur neuropathique non dépistée qui va gâcher sa vie...

Heureusement, maintenant, nous identifions mieux ce genre de douleurs, les chirurgiens sont devenus très sensibles à cette question et nous demandent notre avis, en particulier en cas d'antécédents douloureux survenus après une première opération.

Propos recueillis le 3 juin 2015

* Les liens d'intérêt du Pr Alain Serrie sont accessibles sur le site dédié du Conseil de l'Ordre des Médecins.

En savoir plus :
Comparison of pain syndromes associated with nervous or somatic lesions and development of a new neuropathic pain diagnostic questionnaire (DN4), Bouhassira D et coll., Pain, mars 2005
Echelle de la douleur neuropathique DN4, site web du CHU de Montpellier
Does neonatal surgery lead to increased pain sensitivity in later childhood?, Peters JWB et coll., Pain, avril 2005
Sensory profiles of patients with neuropathic pain based on the neuropathic pain symptoms and signs, Freeman R et coll., Pain, février 2014

VIDAL Recos sur VIDAL.fr :
Douleur de l'adulte
Douleur de l'enfant
Migraine
Lombalgie chronique
Gonarthrose, coxarthrose
Sources

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sofiB Il y a 8 ans 0 commentaire associé
chers médecins , en structure comme à domicile les IDE pourraient participer à l'évaluation de l'efficacité du traitement ....... et des effets secondaires ; pensez y !!
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