#Santé publique

Allocation Adulte Handicapé attribuée à une personne se disant électrosensible : la justice peut-elle décréter le fait médical ?

Le 25 août 2015, le Tribunal du contentieux de l’incapacité de Toulouse a attribué une Allocation adulte handicapé (AAH) à une personne souffrant de multiples symptômes. Selon les conclusions de l'expert médical désigné pour cette procédure, ces symptômes handicapants sont dûs à un "syndrome d'hypersensibilité aux ondes électromagnétiques". 

Or ce syndrome d'"électro-hypersensibilité" n'est pas reconnu en France (pas de lien causal démontré, au cours de plusieurs études en double aveugle, entre l'exposition aux ondes et la survenue de symptômes). 

Cette décision soulève donc la question de la façon dont la collectivité doit prendre en charge un handicap dont la causalité n’a pas été démontrée et, plus largement, la question de la nature même du handicap.
Stéphane Korsia-Meffre 18 septembre 2015 Image d'une montre7 minutes icon 23 commentaires
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Antenne-relais (illustration).

Antenne-relais (illustration).


L'électro-hypersensibilité, une entité syndromique reconnue par l'OMS, mais dont la cause reste indéfinie
Les personnes dites "électrosensibles" ou "électro-hypersensibles" souffrent de symptômes divers comme des sensations de chaleur ou de picotement, des douleurs, des troubles digestifs, de la fatigue, des insomnies, etc. Ces symptômes affecteraient plusieurs dizaines de milliers de personnes en France, selon les associations qui les représentent.

Les tentatives effectuées pour tenter de se protéger des ondes électromagnétiques (déménagement dans des zones de montagne, installation de dispositifs dits "anti-ondes", isolement, etc.) peuvent avoir des conséquences sociales lourdes.

Si le syndrome d'électro-hypersensibilité et les souffrances qui y sont rattachées sont reconnus, leur causalité n'a jamais été démontrée (ce syndrome est reconnu par l'OMS depuis 2005, qui précise aussi qu'"il n'existe ni critères diagnostiques clairs pour ce problème sanitaire, ni base scientifique permettant de relier ces symptômes à une exposition aux champs électromagnétiques").

En particulier, toutes les études menées en double aveugle avec des personnes se disant électrosensibles concluent à l'absence de lien de causalité entre l'exposition aux ondes et les symptômes éprouvés : les personnes testées ne peuvent pas dire si un émetteur d'ondes placé à proximité d'eux est allumé ou éteint.

Ainsi, cette revue des études effectuée en 2005 concluait déjà à une absence de causalité entre ondes électromagnétiques et symptômes En 2013, une méta-analyse de l'ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail) a présenté les résultats d'autres études plus récentes réalisées en double aveugle, comme celle de Danker-Hopfe et coll., effectuée en 2010 avec une antenne-relais allumée ou éteinte à l'insu des personnes testées. L'ANSES a conclu à l'absence d'effets avérés des ondes électromagnétiques sur la santé.
 
Le Tribunal du contentieux de l'incapacité de Toulouse saisi pour faire reconnaître un handicap lié à une électrosensibilité
Marine Richard souffre de symptômes multiples (maux de tête sévères, insomnies, épuisement) depuis 2007, symptômes qu'elle attribue aux ondes électromagnétiques. Pour fuir les ondes, elle déménage de Marseille et s'installe en 2012 dans une ancienne bergerie, au fond d'une vallée montagneuse, en Ariège (pour en savoir plus, lire son témoignage publié sur le site Le Plus fin août 2015). 

Madame Richard s'adresse ensuite à la Commission des droits et de l'autonomie des personnes en situation de handicap (CDAPH) de l'Ariège pour faire reconnaître son handicap, son syndrome et ses conséquences l'empêchant de travailler. Mais cette CDAPH ne lui reconnaît qu'un taux d'incapacité inférieur à 50 %, ce qui ne lui permet pas de bénéficier de l'allocation aux adultes handicapés (AAH).

Suite à cette décision, Madame Richard saisit en août 2014 le Tribunal du contentieux de l'incapacité (TCI) de Toulouse, faisant valoir que sa situation n'a pas correctement été appréciée.

Le TCI nomme alors un médecin, le Dr Pierre Biboulet, pour expertiser son handicap.

L'expertise médicale : un "syndrome d'hypersensibilité aux ondes électromagnétiques" entraînant un handicap fonctionnel évalué à 85 %
Le compte rendu du jugement du TCI de Toulouse, qui a été communiqué à la presse, comporte un extrait des conclusions du Dr Biboulet. Ce dernier juge que les symptômes de Madame Richard sont liés à un "syndrome d'hypersensibilité aux ondes électromagnétiques", même "s'il ne fait pas partie de données acquises, avérées, de notre système de santé français, est reconnu par d'autres pays". 

Selon ce même compte-rendu, "la description des signes cliniques est irréfutable : la symptomatologie disparait dès que les causes sont éliminées ; mais cette élimination impose un mode de vie et des sacrifices qui ne permettent pas la moindre suspicion de simulation. En milieu protégé (sans ondes), l'handicap est nul, en milieu hostile, il peut atteindre 100 %".

Le Dr Biboulet affirme donc que Madame Richard ne peut pas effectuer les tâches du quotidien ni se trouver un emploi "compte tenu de son handicap". Il souligne qu'"il n'existe pas à ce jour de traitement spécifique et définitif de cette pathologie" et évalue le handicap de Madame Richard à 85 % (voir l'interview, dans le même sens, du Dr Biboulet sur le site de Sciences et Avenir).

Suite à cette expertise, le TCI de Toulouse "estime qu'il y a lieu d'accorder l'AHA" à Madame Richard.

La décision du TCI de Toulouse ouvre des droits mais ne valide pas une reconnaissance de l'électro-hypersensibilité
En reconnaissant pour la première fois une invalidité égale à 85 % à une patiente souffrant d'électro-hypersensibilité, et en lui accordant de ce fait une Allocation adulte handicapé (AAH) pour 3 années renouvelables, le TCI de Toulouse a fait "un grand pas en avant pour la reconnaissance de ce syndrome d'électro-hypersensibilité", selon Etienne Cendrier, porte-parole de l'Association Robin des Toits qui milite pour la sécurité sanitaire dans les technologies sans fil.

Néanmoins, si cette décision ouvre théoriquement des droits à des dizaines de milliers de personnes (AAH, mais aussi garantie de ressources en cas d'incapacité totale à travailler) , elle se limite à reconnaître leur handicap et à estimer que la collectivité doit les aider à assumer les conséquences financières de ce handicap.

L'Académie de médecine met en garde contre une "interprétation erronée voire tendancieuse" de cette décision
Suite à cette décision du TCI de Toulouse et sa médiatisation, l'Académie de médecine, dans un communiqué publié le 8 septembre 2015, "met en garde contre une interprétation erronée voire tendancieuse du jugement qui a été rendu par le TCI de Toulouse récemment qui peut laisser penser qu'un lien de causalité est reconnu entre les troubles et handicaps et l'exposition aux ondes". 

De plus, pour l'Académie de médecine, "la décision du TCI de Toulouse a été prise indépendamment de toute argumentation scientifique" et, de fait, il est légitime de se demander s'il appartient à la Justice de se prononcer sur une question médicale pour laquelle les professionnels de santé n'ont pas encore de réponse.

Le TCI, une juridiction relative au monde du travail qui a statué sur une incapacité à travailler et non une causalité 
Le Tribunal de contentieux de l'invalidité statue sur les litiges relatifs à l'état ou au degré d'invalidité en cas d'accident ou de maladie, ainsi que l'inaptitude au travail. Il est composé d'un président et de deux assesseurs, l'un représentant les travailleurs salariés et l'autre les employeurs et les travailleurs indépendants. Il s'agit donc d'une juridiction relative au monde du travail et à la capacité à travailler.

La décision du TCI de Toulouse, en reconnaissant que la patiente souffrait d'une "restriction substantielle et durable pour l'accès à l'emploi", se place du côté d'une déficience de l'environnement à assurer des conditions nécessaires à une vie professionnelle normale. En l'absence d'opportunités professionnelles dans un lieu protégé des ondes électromagnétiques (la patiente était auparavant journaliste, un métier impossible à exercer dans une vallée reculée), il a appliqué la loi.

Mais, ce faisant, il a implicitement admis le lien entre ces ondes et l'électro-hypersensibilité, lien que la science réfute au vu des données actuelles. Une décision au bénéfice du doute.

Le jugement du TCI de Toulouse évoque les décisions des autorités suédoises
L'exemple de la Suède jette un éclairage complémentaire sur la décision toulousaine. En effet, en Suède, l'électro-hypersensibilité est reconnue officiellement comme un trouble fonctionnel (et non une maladie) et donne droit aux aides diverses accordées aux personnes souffrant d'un handicap. 

Pour le législateur suédois, ce n'est pas la personne qui est intrinsèquement handicapée, mais l'environnement inadéquat qui crée le handicap, que les ondes causent réellement, ou non, les symptômes.

Selon le Pr Olle Johansson, du service de Neurologie du Karolinska Institute, "cette vision de l'incapacité comme liée à l'environnement signifie que, bien que nous n'ayons pas d'explication scientifique pour l'électro-hypersensibilité, et en dépit des débats entre scientifiques, la personne électro-hypersensible doit toujours être considérée d'une manière respectueuse et recevoir tout le soutien nécessaire pour éliminer son incapacité. Cela implique qu'elle puisse vivre dans un environnement dépourvu d'ondes électromagnétiques". 

Pour mémoire : une première décision, en avril 2014, d'allocation à une personne se disant "électro-hypersensible" avait déjà été contestée par l'Académie de médecine
Dans ce contexte d'absence de causalité identifiée, les associations de personnes électro-hypersensibles se battent pour obtenir une reconnaissance de leur handicap et de ses conséquences sur leur qualité de vie.

En avril 2014, la MDPH de l'Essonne avait, pour la première fois, accepté d'accorder des aides financières à une personne électro-hypersensible afin qu'elle puisse équiper son logement de dispositifs dits "anti-ondes". 

 L'Académie de médecine s'était alors émue du fait que l'on accorde des fonds publics pour protéger un logement alors que les études montrent que ce handicap ne paraît pas causé par l'effet des champs électromagnétiques, et que l'efficacité de ces dispositifs dits "anti-ondes" n'ait jamais été prouvée (voir notre article de mai 2014).

En conclusion
Le TCI de Toulouse a estimé qu'une personne présentant un ensemble de symptômes, attribués aux ondes, ne peut pas trouver d'emploi et qu'il faut donc l'aider financièrement, indépendamment de la causalité effective des ondes sur sa santé.

Il ne s'agit donc pas formellement, contrairement à ce qu'affirment Marine Richard et l'association Robin des Toits, d'une reconnaissance d'une causalité des ondes sur les symptômes éprouvés par les personnes s'estimant "électro-hypersensibles", mais d'une reconnaissance d'un handicap fonctionnel qui mérite une aide de la société, à l'instar de ce qui est pratiqué en Suède. 
 
En savoir plus : 
Le jugement du TCI de Toulouse, via nextinpact.com
 'La Justice fait droit à une personne Electro-HyperSensible et reconnaît son handicap', Robin des Toits, 25 août 2015 
Électrosensible, je vis isolée en montagne : mon handicap est enfin reconnu, tribune de Marine Richard, Le Plus, 26 août 2015
Electrosensibilité : "Un handicap qui ne peut pas être nié", interview du Dr Pierre Biboulet par Lucien Jalinière, Sciences et Avenir, 27 août 2015
Champs électromagnétiques et santé publique: hypersensibilité électromagnétique, OMS, décembre 2005
La position de l'Académie de médecine sur la décision du TCI, 8 septembre 2015
La position de l'Académie de médecine sur la décision de la MDPH de l'Essonne, mai 2014
Le rapport de l'ANSES sur les effets des radiofréquences sur la santé, octobre 2013
Do mobile phone base stations affect sleep of residents? Results from an experimental double-blind sham-controlled field study, Danker-Hopfe H et coll., American Journal of Human Biology, mai 2010
Electromagnetic hypersensitivity: a systematic review of provocation studies., Rubin GJ et coll., Psychosomatic Medicine, avril 2005
EHS in Sweden, Pr Olle Johansson, du service de Neurologie du Karolinska Institute, es-uk.info, 2013

Sur VIDAL.fr : 
Electrosensibilité et aide publique à l'installation de dispositifs anti-ondes : l'Académie de médecine s'insurge (mai 2014)

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domlad Il y a 8 ans 0 commentaire associé
La lumière étant une onde électromagnétique,je pense qu'il fait très noir dans les bergeries,sans rayon gamma issu de la roche.Pas de conseil de physicien dans une décision de justice.100 %de handicap,c'est le coma.Certificat médical,quand tu donnes du pouvoir...bref décision dispendieuse dans un contexte de crise .
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